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Comment expliquer les différences de proportions d’oiseaux « gauchers » et « droitiers » entre les Becs-croisés des sapins et bifascié ?
Introduction
Les becs-croisés sont des passereaux qui ont la particularité remarquable d’avoir un bec dont les deux mandibules se croisent à leur extrémité, une adaptation leur permettant d’extraire les graines des cônes des conifères. Selon les espèces et la taille de leur bec, les essences privilégiées diffèrent : par exemple, à la fin de l’hiver, le Bec-croisé des sapins (Loxia curvirostra) se nourrit principalement des graines de pins, alors que le Bec-croisé bifascié (L. leucoptera) se nourrit principalement de celles des mélèzes.
Le croisement du bec n’apparaît que progressivement chez les oisillons, la forme définitive n’étant acquise qu’au bout de plusieurs semaines. Chez certains individus, la mandibule inférieure est orientée vers la gauche, alors que chez d’autres, le sens est opposé. S’il ne semble pas y avoir de différences en fonction de l’âge ou du sexe, on a remarqué l’existence d’écarts importants entre les Becs-croisés des sapins et bifascié. Alors que chez le premier, la proportion d’oiseaux dont la mandibule inférieure est orientée vers la gauche ou la droite est à peu près égale, près de 75 % des individus de la seconde espèce ont un bec dont la mandibule inférieure pointe vers la droite.
Après une présentation de l’outil remarquable que constitue le bec de ces passereaux spécialisés et une évocation de leur nomadisme alimentaire, nous évoquons les hypothèses avancées pour tenter d’expliquer le fort écart des proportions d’oiseaux « gauchers » et « droitiers » entre les Becs-croisés des sapins et bifascié.
Nous remercions Gilles Pichard pour nous avoir permis d’illustrer cet article et d’avoir soulevé ce sujet passionnant
Abstract
Crossbills are passerines with the remarkable distinction of having a bill with two mandibles that cross at their tips, an adaptation that allows them to extract seeds from conifer cones. The preferred tree species depend on the bird species and the size of their bill: for example, the Red Crossbill (Loxia curvirostra) feeds mainly on the seeds of spruces (Picea sp.) while the White-winged Crossbill (L. leucoptera) prefers those of larches (Larix sp.).
The crossing of the bill only appears gradually in chicks, with the definitive shape only being acquired after several weeks. In some individuals, the lower mandible is oriented to the left, while in others, the direction is opposite. While there do not seem to be any differences in the proportions of « right-billed » or « left-billed » birds based on age or sex, significant differences have been noted depending on the bird species. This has been noted for a long time between the Red and the White-winged Crossbills: while in the former, the proportion of birds with a lower mandible oriented to the left or right is roughly equal, nearly 75% of individuals of the latter species have a beak with a lower mandible pointing to the right.
After a presentation of the remarkable tool that is the bill of these specialized passerines, we discuss the hypotheses put forward to try to explain the large difference in the proportions of « left-billed » and « right-billed » birds between Red and White-winged Crossbills.
We thank Gilles Pichard for allowing us to illustrate this article and for raising this fascinating subject.
Les becs-croisés disposent d’un outil spécialisé efficace
La diversité de la forme des becs des oiseaux est remarquable et reflète le rôle de la sélection naturelle. Peu d’entre eux se caractérisent par une courbure latérale ou un croisement des mandibules : c’est le cas du Pluvier anarhynque (Anarhynchus frontalis), au bec dissymétrique recourbé vers la droite, de quatre espèces d’huîtriers pie (Haematopus sp.), dont une petite proportion d’individus a le bec recourbé vers la gauche, du Loxopse des Hawaï (Loxops coccineus) et des becs-croisés (Loxia sp.).
Bien que les becs-croisés puissent manger des insectes en été, leur nourriture principale est constituée de graines de conifères (sapins, épicéas, pins, mélèzes, etc.).
Les juvéniles ont un bec conique, mais les extrémités de leurs mandibules poussent rapidement de manière asymétrique et commencent à se croiser à l’âge de 27 jours environ (soit une semaine après l’envol), un processus qui s’achève au bout de 45 jours, leur permettant finalement de se nourrir de façon autonome.
La mandibule inférieure peut être orientée vers la gauche ou vers la droite, une différence qui ne semble liée ni à l’âge, ni au sexe : au sein d’une même couvée, les jeunes peuvent en effet développer l’une ou l’autre particularité.
Extraire les graines n’est pas facile et demande de l’agilité : selon la variété de conifères exploitée, l’oiseau se pose sur le cône (si celui-ci est suffisamment grand), avec la mandibule inférieure dirigée dans son axe, ou bien, s’il est petit, il l’arrache, le pose sur une branche horizontale et il le bloque avec l’une de ses pattes. Il place ensuite la pointe de son bec derrière l’une des écailles, tandis que le cône est maintenu de manière à ce qu’il pointe vers l’avant et légèrement sur le côté.
Un oiseau dont la mandibule inférieure est déviée vers la droite tiendra le cône dans sa patte droite, et inversement. Ainsi, que le bec se croise vers la droite ou vers la gauche, la pointe de la mandibule inférieure doit se positionner sur le cône et celle de la mandibule supérieure vers l’intérieur d’une écaille. La mandibule inférieure est ensuite déplacée latéralement afin que l’écaille soit soulevée par la pointe de la mandibule supérieure. La graine (appelée un pignon dans le cas d’un pin), une fois libérée, est attrapée par la langue protubérante. Ces oiseaux privilégient les cônes qui contiennent le plus de graines et ils mangent les graines les plus lourdes.
Les Becs-croisés des sapins peuvent manger plus de 3 000 graines par jour : une expérience menée sur des individus dont l’extrémité du bec avait été coupée a montré que leur rapidité d’extraction des semences avait fortement diminué, puis qu’elle réaugmentait progressivement avec la repousse des pointes. Les oiseaux « diminués » avaient des performances comparables à celles du Tarin des pins (Spinus pinus), un passereau se nourrissant aussi de graines de conifères, mais qui ne peut pas les extraire quand les écailles sont fermées.
Outre un bec aux mandibules croisées, l’extraction de graines des cônes fermés nécessite d’autres particularités morphologiques, comme des muscles asymétriques de la mâchoire, une charnière flexible et une langue allongée.
Nomadisme et irruptions des becs-croisés
Suivant l’espèce, les conifères privilégiés varient : le Bec-croisé perroquet (Loxia pytyopsittacus), qui a le bec le plus grand et le plus lourd (lire Distinguer le Bec-croisé perroquet du Bec-croisé des sapins), se nourrit principalement des graines contenues dans les cônes durs de pins (Pinus sp.), le Bec-croisé des sapins (L. curvirostra) se nourrit de celles d’épicéas (Picea sp.), tandis que le bec fin du Bec-croisé bifascié (L. leucoptera) lui permet d’extraire celles des petits cônes mous de mélèzes (Larix. sp). Le Bec-croisé des sapins compte de nombreuses sous-espèces qui présentent parfois des différences de forme et de taille du bec, ce qui les rend plus ou moins inféodés à certains conifères.
Les becs-croisés se déplacent en groupes, ce qui est plus efficace à la fois pour localiser des sources de nourriture dispersées et augmenter la vigilance contre les prédateurs. La fructification des conifères pouvant varier grandement d’une année à l’autre en nombre et en qualité, cette variabilité peut déclencher à partir de l’été (juillet-août) des mouvements nomades débouchant parfois sur des phénomènes d’irruptions en dehors de l’aire de répartition normale des espèces (lire Irruption de Becs-croisés bifasciés sur les îles écossaises en juillet 2019).
Une étude menée en Scandinavie a montré plus précisément qu’une faible production de graines d’Épicéas communs (Picea abies) et de Pins sylvestres (Pinus sylvestris) au cours d’une année donnée, combinée avec une fructification élevée l’année précédente, augmentait la fréquence des irruptions de Becs-croisés des sapins et perroquet. Malgré des temps de maturation des graines différents et une fructification asynchrone des deux espèces de conifères, les arrivées massives de becs-croisés se produisent souvent les mêmes années (lire Des Becs-croisés perroquets dans des pays voisins de la France).
Des différences importantes dans les proportions d’oiseaux « gauchers » et « droitiers » entre les Becs-croisés des sapins et bifascié
Bec-croisé des sapins (Loxia curvirostra) mâle dans les Pyrénées-Orientales en juin 2024 : sa mandibule inférieure est orientée vers la droite (cliquez sur la photo pour l’agrandir). |
Il ne semble pas y avoir de différence de sens de croisement des mandibules en fonction de l’âge ou du sexe, mais on constate toutefois un fort écart dans les proportions de ces deux phénotypes entre les Becs-croisés des sapins et bifascié. Alors que chez le premier, les pourcentages sont à peu près équivalents (donc proches de 50 %), il y a près de trois fois plus d’oiseaux avec la mandibule supérieure orientée vers la gauche (et donc la mandibule inférieure orientée vers la droite) chez le second en Amérique du Nord et deux fois plus en Europe.
L’hypothèse la plus souvent avancée pour tenter d’expliquer cette disproportion s’appuie sur les particularités de leur régime alimentaire : si en été et en automne, les deux se nourrissent surtout de graines d’épicéas, dont les cônes sont d’une relative petite taille et dont les écailles sont assez minces, ils doivent se rabattre sur d’autres sources de nourriture à la fin de l’hiver : le Bec-croisé des sapins se tourne alors vers les cônes de pins, qui sont gros et sont laissés en place lors de l’extraction, alors que le Bec-croisé bifascié mange alors surtout des graines de mélèzes, dont les cônes sont petits et peuvent être facilement emportés.
Une fois qu’un Bec-croisé des sapins a fini de se nourrir, il a laissé les graines qui ne lui sont pas accessibles à cause du sens de croisement de son bec, et elles sont donc désormais à la portée des individus dont les mandibules sont orientées dans l’autre sens, ces oiseaux revisitant parfois les mêmes arbres et les mêmes cônes. Il est donc intéressant que les proportions de ces deux phénotypes soient équivalentes afin que le maximum d’oiseaux puisse se nourrir.
La situation est différente pour le Bec-croisé bifascié, qui emporte avec lui le petit cône léger du mélèze et en mange toutes les graines : le sens du croisement des mandibules n’a donc aucune importance.
Par contre, on n’a pas encore pu expliquer la raison pour laquelle le pourcentage d’oiseaux dont la mandibule inférieure est orientée vers la droite était très majoritaire chez cette espèce. Selon certains auteurs, le sens du croisement des mandibules serait une caractéristique génétique héritée (même si cela n’a pas été démontré statistiquement), et l’allèle du gène codant pour une mandibule inférieure orientée vers la droite serait dominant chez le Bec-croisé bifascié. Cette interprétation est cohérente avec les observations en 1987 de deux familles de Becs-croisés bifasciés dont les quatre adultes et les sept descendants avaient la mandibule inférieure tournée vers la droite. Toutefois, on a aussi constaté qu’en captivité, deux couples dont la mandibule inférieure était tournée vers la gauche avaient donné naissance à des jeunes dont le sens de croisement était inversé, ce qui est improbable selon les lois de Mendel concernant les principes de l’hérédité biologique. Cette apparente incohérence serait due à une répartition inégale des deux allèles.
Bec-croisé des sapins (Loxia curvirostra) juvénile dans les Pyrénées-Orientales en juin 2024 : sa mandibule inférieure est orientée vers la droite (cliquez sur la photo pour l’agrandir). |
James et al. (1987) ont avancé une autre hypothèse : les écailles du cône étant réparties en spirale suivant des directions différentes autour de l’axe du cône, les mandibules des juvéniles, qui sont encore parallèles lors des premières semaines, se croiseraient progressivement dans une direction donnée en fonction de la proportion des cônes visités dont les écailles sont disposées dans un sens ou un autre. Toutefois, on ne sait pas si les différents types de cônes influencent le comportement de recherche de la nourriture chez les jeunes becs-croisés. En outre, ceux-ci se nourrissent rarement par eux-mêmes et plutôt maladroitement avant que leurs mandibules ne commencent à se croiser : il est donc douteux qu’une simple orientation de la spirale des écailles entraîne une différence dans le sens de croisement des mandibules. Enfin, les oiseaux ne semblent pas suivre le sens des spirales pour extraire les graines.
Sens de croisement des mandibules et gestion forestière
Les différentes espèces et sous-espèces de becs-croisés privilégient certaines essences en fonction de la forme de leur bec : par exemple, un bec fort et une musculature importante de la langue sont nécessaires pour extraire les graines du Pin ponderosa (Pinus ponderosa) en Amérique du Nord. Pour s’adapter aux particularités des sources de nourriture, les oiseaux ont dû co-évoluer. Par exemple, on a constaté qu’à Terre-Neuve (Canada), le bec de la sous-espèce percna du Bec-croisé des sapins était plus gros afin de réussir à soulever les écailles de l’Épinette noire (Picea mariana) devenues plus épaisses pour se protéger de l’Écureuil roux américain (Tamiasciurus hudsonicus).
La sylviculture moderne, en modifiant la composition naturelle des forêts sur de vastes surfaces, peut ainsi annuler les effets de milliers d’années d’évolution et menacer certaines sous-espèces de becs-croisés à la répartition localisée.
Vidéo sur la technique de nourrissage du Bec-croisé des sapins
Description de la technique de nourrissage du Bec-croisé des sapins (Loxia curvirostra).
Source : Cornell Lab of Ornithology
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Compléments
Dans la galerie d’Ornithomedia.com
Dans la rubrique observations d’Ornithomedia.com
Bec-croisé perroquet (Loxia pytyopsittacus)
Ouvrages recommandés
- Le Guide Ornitho de L. Svensson et al
- The Sound Approach to birding, a guide to understanding bird sound de Mark Constantine et The Sound Approach
Sources
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Ornis Scandinavica (Scandinavian Journal of Ornithology). Volume : 18. Numéro : 4. Pages : 310-312. www.jstor.org
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