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Une nouvelle voie de migration de la Bernache à cou roux est-elle en cours de formation ?
Introduction
La Bernache à cou roux (Branta ruficollis) est une petite oie mesurant de 54 à 60 cm de long au plumage bariolé blanc, roux et noir facilement reconnaissable. Elle niche dans la toundra dans le nord-ouest de la Sibérie, principalement sur les péninsules de Taïmyr, de Gydan et de Yamal. Avant les années 1960, elle hivernait principalement le long de la côte occidentale de la mer Caspienne (Azerbaïdjan/Iran), ainsi que dans le sud de Irak, mais depuis les années 1970, son aire de hivernage s’est progressivement déplacée vers l’ouest, notamment sur la rive occidentale de la mer Noire, mais aussi plus modestement en Hongrie, en Grèce et en Turquie. Des individus ou de petits groupes hivernent également de plus en plus régulièrement en Europe de l’Ouest : en novembre et en décembre 2024, trois oiseaux ont par exemple été vus en compagnie de Bernaches cravants (B. bernicla) dans les prés salés de la baie du Mont-Saint-Michel (Manche/Ille-et-Vilaine) et du bassin d’Arcachon (Gironde).
Après une présentation de cette espèce, nous abordons son statut et les changements de ses zones d’hivernage, et nous évoquons la possible formation d’une nouvelle voie de migration entre le nord-ouest de la Sibérie et l’Europe de l’Ouest, une hypothèse avancée notamment par plusieurs ornithologues.
Nous remercions Guillaume Rey et Florian Garcia (voir sa page Instagram) pour nous avoir aidés à illustrer cet article.
Abstract
The Red-breasted Goose (Branta ruficollis) is a small goose measuring 54–60 cm in length with an easily recognizable white, red and black plumage. It breeds in the tundra of northwestern Siberia, mainly on the Taimyr, Gydan and Yamal peninsulas. Before the 1960s, it wintered mainly along the western coast of the Caspian Sea (Azerbaijan-Iran), as well as in southern Iraq, but since the 1970s its wintering range has gradually shifted westwards, particularly to the western shore of the Black Sea, with small groups also staying in Hungary, Greece and Turkey. Individuals or small groups are also wintering more and more regularly in Western Europe: in November and December 2024, for example, three birds were seen in the company of Brant Geese (B. bernicla) in the salt meadows of the Bay of Mont-Saint-Michel (Manche/Ille-et-Vilaine) and the Arcachon Basin (Gironde).
After a presentation of this species, we discuss its status and the changes in its wintering areas, and we discuss the possible formation of a new migration route between northwestern Siberia and Western Europe, a hypothesis put forward in particular by several ornithologists.
We thank Guillaume Rey and Florian Garcia (see his Instagram page) for helping us illustrate this article.
La Bernache à cou roux, une petite oie colorée sibérienne
La Bernache à cou roux (Branta ruficollis) est une petite oie mesurant de 54 à 60 cm de long, soit un peu moins que la Bernache cravant (B. bernicla), au plumage bariolé blanc, roux et noir facilement reconnaissable. Les deux adultes se ressemblent, mais la femelle est parfois un peu plus terne.
Le juvénile est semblable à l’adulte, mais il présente quatre ou cinq fines barres blanches au lieu de deux larges sur l’aile fermée, et la zone rousse sur ses joues est généralement plus petite et plus terne.
Ses cris typiques sont stridents, saccadés et répétés (« Kee-kwa » et « Kik-wik »), et sont souvent émis en vol.
Elle niche dans la toundra du nord-ouest de la Sibérie, principalement sur les péninsules de Taïmyr, de Gydan et de Yamal, souvent près de l’aire d’un rapace, comme le Faucon pèlerin (Falco peregrinus), la Buse pattue (Buteo lagopus) et le Harfang des neiges (Bubo scandiacus), ce qui lui assure une certaine protection contre les prédateurs, notamment le Renard arctique (Vulpes lagopus) (lire Bernaches nichant près des harfangs : ni trop près, ni trop loin !).
Une aire d’hivernage qui s’est décalée vers l’Ouest depuis les années 1970
Avant les années 1960, la Bernache à cou roux hivernait principalement le long de la côte occidentale de la mer Caspienne, en Iran et en Azerbaïdjan (lire Observer les oiseaux en Azerbaïdjan), ainsi que dans le sud de l’Irak, mais depuis les années 1970, son aire de hivernage s’est progressivement déplacée vers l’ouest et est désormais principalement située en Roumanie et en Bulgarie, le long de la rive occidentale de la mer Noire (lire À la recherche des Bernaches à cou roux dans la Dobroudja bulgare du 7 au 15 janvier 2006). Elle hiverne toutefois encore dans le sud-ouest de la mer Caspienne.
En Roumanie, des comptages sont effectués chaque année depuis 2012 de novembre à février dans le cadre d’un suivi international dans 17 zones humides principalement concentrées dans les régions de Baragan et de la Dobroudja. Les résultats des recensements menés entre 2012 et 2022 ont été présentés dans un article publié en 2023 dans la revue Wildfowl : sur cette période, entre 8 660 et 23 783 individus avaient été comptés, avec une moyenne de 16 322 oiseaux, ce qui représente environ 30 % de la population mondiale (lire La Roumanie a accueilli un nombre record de Bernaches à cou roux en janvier 2022).
Si les effectifs ont été croissance modérée dans la région de Baragan et en forte croissance dans la Dobroudja durant dix ans, l’évolution a été incertaine au cours des cinq dernières années, les variations annuelles étant principalement dues aux conditions climatiques : les effectifs augmentent lors des hivers rudes et diminuent lorsque les conditions sont plus clémentes, l’espèce hivernant alors probablement plus à l’est, où les efforts de comptages sont moins complets.
Si la grande majorité des Bernaches à cou roux hiverne en Bulgarie et en Roumanie, des effectifs plus réduits séjournent aussi en Grèce, en Turquie et en Hongrie.
Une augmentation des effectifs hivernants en Hongrie depuis les années 1980
En Hongrie, la Bernache à cou roux était une hivernante rare jusqu’en 1986, mais à partir de cette date, les observations sont devenues annuelles, avec des chiffres en constante augmentation. Jusqu’en 1992, les maximums automnaux se situaient entre 5 et 50 individus, avec une taille des groupes allant de un à quinze oiseaux. De nos jours, les maximums automnaux se situent entre 155 et 2 283 individus, les groupes de 30 à 80 oiseaux étant courants, et ceux de 100 à 350 individus réguliers. Le plus grand rassemblement observé dans le pays était de 1 125 oiseaux en 2014 dans les étangs piscicoles de Virágoksúti, dans le parc national de Hortobágy (lire Séjour dans le parc national de Hortobágy et dans ses environs du 1er au 8 mai 2003). Cette même année, 2 283 individus étaient présents dans le pays au moment du pic de la migration d’automne. Les Bernaches à cou roux stationnent dans des habitats steppiques pâturés situés à proximité de lacs peu profonds. La chasse illégale et la diminution de l’élevage traditionnel, mais aussi les épisodes de sécheresse, qui dont disparaître les zones humides qu’elles fréquentent, constituent les principaux facteurs limitants de l’hivernage de l’espèce en Hongrie.
Une espèce peu commune mais dont la population est difficile à estimer
Bernache à cou roux (Branta ruficollis) dans le bassin d’Arcachon (Gironde) à la fin du mois de novembre 2024 (cliquez sur la photo pour l’agrandir). |
La Bernache à cou roux est classée comme vulnérable par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, avec une population globale qui était estimée en 2015 entre 44 000 et 56 000 individus selon Wetlands International (maximum estimé de 56 860 oiseaux en 2010 pour Birdlife International), alors que des recensements hivernaux effectués dans les années 1990 avaient permis de compter plus de 70 000 oiseaux, et même un peu moins de 90 000 individus à la fin des années 1990.
Au début des années 2000 par contre, des comptages hivernaux coordonnés réalisés en Bulgarie, en Roumanie et en Ukraine n’avaient recensé que 30 000 oiseaux, un chiffre qui était toutefois peut-être sous-estimé, la couverture de certaines zones humides de l’est de l’Ukraine et du sud-ouest de la Russie étant jugée incomplète. Au milieu des années 2000, les chiffres ont légèrement augmenté, avec une moyenne de 37 300 individus, ce qui représente tout de même une baisse de plus de 50 % depuis la fin des années 1990.
Les résultats de comptages effectués pendant les périodes de migration dans le sud de la Russie et dans le nord du Kazakhstan depuis 2008 ont par contre donné des chiffres nettement plus importants, avec par exemple 40 800 oiseaux au printemps 2008 en Kalmoukie (Russie) et respectivement 56 860 et 150 000 oiseaux dans le nord du Kazakhstan durant les automnes 2010 et 2012. Le recensement durant les passages serait peut-être plus efficace, car les Bernaches à cou roux sont alors plus concentrées dans certains sites, mais elles sont aussi par contre plus mobiles, ce qui augmente les risques potentiels de doublons ou d’oublis.
Une tendance nette de l’évolution de sa population est donc difficile à déterminer à cause de fluctuations annuelles parfois importantes et de différences dans les méthodes de comptage utilisées. L’espèce souffre globalement de la chasse illégale et des dérangements, des changements agricoles (diminution des surfaces cultivées de blé d’hiver) et de l’assèchement des zones humides qu’elle fréquente durant ses migrations et en hiver.
Une augmentation des observations hivernales en Europe de l’Ouest
Des Bernaches à cou roux isolées peuvent atteindre en hiver l’Europe de l’Ouest, probablement en suivant les grandes troupes de Bernaches cravants (Branta benicla) et nonnettes (B. leucopsis) et d’Oies rieuses (Anser albifrons) qui stationnent dans les polders et sur les prés salés le long de la mer du Nord.
Bien que les Pays-Bas soient très éloignés de la zone d’hivernage principale de l’espèce, plusieurs dizaines d’oiseaux y sont en effet observés chaque année (lire Observer les oiseaux dans la province de Zélande). Des oiseaux échappés de captivité peuvent être notés vus toute l’année, mais la plupart des données concernent des individus sauvages. Ils restent généralement seuls ou en petites groupes familiaux parmi d’autres espèces d’oies. Le nombre d’observations a augmenté depuis les années 1970, passant en moyenne de moins de deux oiseaux par an à plus de 15 actuellement. Ils repartent souvent à la fin du mois de février.
En Belgique, l’espèce est aussi désormais vue en petit nombre chaque hiver, mais alors qu’aux Pays-Bas, au Danemark et en Allemagne, elle se mêle principalement aux Bernaches nonnettes, elle est généralement associées aux Oies rieuses outre-Quiévrain.
Au Danemark, des Bernaches à cou roux sont notées chaque année en septembre/octobre dans l’est du pays : elles rejoignent ensuite la mer des Wadden, et puis elles repartent entre mars et la mi-mai. Depuis 1999, l’espèce n’est plus prise en compte par le Comité danois d’homologation.
L’espèce est encore rare en France, mais quelques oiseaux y sont désormais pratiquement notés chaque hiver (voir une sélection d’observations récentes en France), généralement avec des Bernaches cravants, dans les principaux secteurs de prés salés de l’hexagone, comme la baie du Mont-Saint-Michel (lire Observer les oiseaux en hiver dans les herbus de la baie du Mont-Saint-Michel) : depuis novembre 2024, deux oiseaux sont ainsi présents dans les herbus proches de Vains. Un individu a aussi été trouvé dans le nord du bassin d’Arcachon (Gironde), dans les communes d’Arès et d’Andernos-les-Bains.
La formation d’une nouvelle voie de migration entre la Sibérie et l’Europe de l’Ouest ?
Aires de nidification (en rouge) et d’hivernage (en bleu) de la Bernache à cou roux (Branta ruficollis), et possible nouvelle voie de migration en cours de formation (trajets au printemps et en automne). |
En Russie, la Bernache à cou roux est considérée comme rare et elle est inscrite sur le Livre rouge de la Fédération. Elle se reproduit sur les péninsules de Taïmyr, de Gydan et de Yamal, dans le nord-ouest de la Sibérie et rejoint ses zones d’hivernage sur les rives des mers Noire et Caspienne en passant par la vallée de l’Ob et en faisant une halte dans la dépression de Kouma-Manytch.
L’hivernage désormais régulier de quelques dizaines de Bernaches à cou roux dans le nord-ouest de l’Europe coïncide avec une augmentation des observations d’oiseaux en migration en Russie d’Europe, comme le montrent plusieurs articles publiés en 2023 et 2024 dans le Journal Ornithologique Russe (Русский орнитологический журнал) :
- un individu a été en vol le 15 mai 2019 avec quelques Bernaches nonnettes et Oies rieuses au-dessus de la péninsule de Kanine, dans l’oblast (région) d’Arkhangelsk (voir sur notre carte ci-contre l’emplacement d’Arkhangelsk).
- Des oiseaux en migration ont été notés en vol dans des troupes d’Oies rieuses en mai 1994, 1996, 2000, 2001 et 2003 dans la région de Léningrad (voir sur notre carte l’emplacement de Saint-Pétersbourg, le nouveau nom de Leningrad, dont la région a conservé le nom).
- Un oiseau a été capturé sur le lac Ladoga (région de Léningrad) en octobre 2019.
- Le 1er mai 2000, une Bernache à cou roux a été observée sur la rivière Vuokse, à proximité du village de Baryshevo (région de Léningrad).
- Le 29 mai 2009, un oiseau a été signalé sur les étangs du Parc de la Victoire de Moscou, à Saint-Pétersbourg (région de Léningrad).
- Au début du mois d’octobre 2022, trois Bernaches à cou roux se nourrissaient à proximité du village de Putilovo, dans le district de Kirovsky (région de Léningrad).
- Le 28 avril 2024, un oiseau a été photographié se nourrissant dans une troupe d’Oies rieuses à proximité du village de Shushary (région de Léningrad), suscitant un grand intérêt parmi les observateurs locaux.
Les ornithologues russes suggèrent la formation d’une nouvelle voie de migration automnale, encore très modeste, longeant au nord les monts Oural, passant par le centre de la partie européenne de la Russie et rejoignant finalement le nord-ouest de l’Europe (principalement les Pays-Bas). Au printemps, elle passerait par l’oblast de Léningrad. Par ailleurs, l’observation remarquable d’un groupe de neuf Bernaches à cou roux dans la réserve de Łężczok, près de Racibórz (Pologne), le 22 octobre 2019 (voir une vidéo), semble confirmer l’existence d’un passage automnal entre la Russie d’Europe et l’ouest du continent.
Une vidéo de Bernaches à cou roux en hiver aux Pays-Bas
Bernaches à cou roux (Branta ruficollis) parmi les Bernaches cravants (B. bernicla) dans le Broekerpolder (Pays-Bas) le 17 janvier 2016.
Source : Jan V
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Compléments
Dans la rubrique Observations d’Ornithomedia.com
Bernache à cou roux (Branta ruficollis)
Ouvrages recommandés
- Le guide Ornitho de L. Svensson et al
- Carte routière : Roumanie de Cartes Europe IGN
- Finding Birds in Romania de Dave Gosney
Sources
- Andreï Mikhaïlovitch et al (2024). Встречи краснозобой казарки Branta ruficollis в Ленинградской области (rencontres avec la Bernache à cou roux Branta ruficollis dans la région de Léningrad). Русский орнитологический журнал (Journal Ornithologique Russe). Volume : 33. Numéro : 2420. Pages : 2261-2263. cyberleninka.ru
- S. Yu. Stefanov (2024). Встреча краснозобой казарки Branta ruficollis в Санкт-Петербурге (À la rencontre de la Bernache à cou roux
Branta ruficollis de Saint-Pétersbourg). Русский орнитологический журнал. Volume : 33. Numéro : 2419. Pages : 2238-2239. cyberleninka.ru - Valéry Arkadiévitch (2023). Краснозобая казарка Branta ruficollis на севере европейской части России (Bernache à cou roux Branta ruficollis au nord de la Russie européenne). Русский орнитологический журнал (Journal Ornithologique Russe). Volume : 32. Numéro : 2364. Pages : 5122-5123. cyberleninka.ru
- János Oláh, Zoltán Ecsedi, Attila Szilágyi et János Tar (2017). Increasing numbers of Red-breasted Geese (Branta ruficollis) in Hungary: trends, numbers, dynamics in the last 30 years. Virgo. Volume : 1. Pages : 43–61. www.researchgate.net
- Sovon. Red-breasted Goose Branta ruficollis – Roodhalsgans. stats.sovon.nl
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